Les deux « échos des séminaires » de ce mois concernent le séminaire de Jean-Richard Freymann du 14 mars 2023, et peuvent être lus en articulation : Claude Ottmann nous propose le texte de son intervention dans le séminaire, et Cyrielle Weisgerber tisse quelques questions, à l’intersection des réflexions amenées par les deux orateurs.

 

Séminaire de Jean-Richard Freymann du 14 mars 2023
Le cas Joyce ou comment se passer du père

Bonjour à toutes et à tous. Je remercie Jean-Richard Freymann de m’avoir accordé un temps de parole dans son séminaire « Du symptôme au sinthome » pour vous parler de cet étrange et difficile outil que Lacan a proposé à la fin de son enseignement : le nœud borroméen.

Les deux écrivains qui nous accompagnent dans ce séminaire, Philip Roth et James Joyce, ont dû faire avec un père carent, carent mais pas absent.
Le premier étouffait dans le monde d’une mère omniprésente ; de ce monde il a ex-sisté grâce à son œuvre littéraire et probablement grâce à la psychanalyse. Le complexe de Portnoy est un roman familial – celui de l’auteur – livré à un psychanalyste au cours des entretiens préliminaires. « Maintenant l’analyse peut commencer » dit ce dernier à la fin du roman. Dans sa vie réelle, Philip Roth a arrêté d’écrire quelques années avant sa mort pour relire sa production a-t-il dit, peut-être pour enfin se lire lui-même, pour faire le deuxième tour.
Il me semble que pour James Joyce l’émancipation s’est faite par le refus de la langue maternelle, plus précisément par le refus de la lalangue, cette langue privée que partagent les parents avec leur enfant, en même temps que les équivoques et jouissances phalliques qu’elle véhicule. De son œuvre ce n’est pas le discours mais la forme du discours qui a suppléé au défaut de nomination paternelle : Joyce incarne un rapport particulier au langage, celui d’une constante et drastique érosion du sens au cours de sa production littéraire jusqu’à arriver, dans l’extraordinaire Finnegans Wake (dix-sept ans d’ardeur pour ce dernier ouvrage !) à une lalangue créée par lui avec plusieurs langues ; une lalanglaise dira Lacan. Il parlera aussi de l’art-dire de Joyce ou du dire-sinthome de Joyce.
En 1975 Lacan a besoin de convaincre ses adeptes de la puissance de son nouveau mathème : le nœud borroméen. Le cas de Joyce lui donnera l’occasion de leur montrer comment s’en servir. Parmi les nombreux enseignements qu’on peut tirer du séminaire XXIII, j’en aborde seulement quatre aujourd’hui.

 

1. Le passage du complexe d’Œdipe au nœud borroméen

Le recours aux trois ordres du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel n’est pas nouveau, Lacan les avait introduits en 1953 (Conférence Le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel), il les a ensuite utilisés tout au long de son enseignement. La nouveauté serait plutôt dans la bascule effectuée au détriment du complexe d’Œdipe ; en effet, il a tenté plusieurs fois de se dégager du cadre trop étroit de cette invention du père de la psychanalyse, notamment en novembre 1963 dans le séminaire Les noms du Père arrêté par l’IPA après la première leçon, et en 1973 avec l’autre séminaire Les non-dupes errent. C’est en 1975 (Séminaire XXIII, Joyce le sinthome) qu’il montre comment son nouvel outil pourrait supplanter à la fois le complexe d’Œdipe et l’ancienne nosographie Névrose-Psychose-Perversion.
La normativité du mythe œdipien était devenue trop gênante car ce sont justement les deux fonctions principales de la cellule familiale patriarcale qui étaient contestées, et le sont encore plus aujourd’hui, à savoir :

  • La normalisation sociale dans un monde où l’homme dominerait la femme ;
  • Et la normalisation sexuelle dans une hétérosexualité reproductive.

Peut-on y voir l’effet du dire que Lacan attribue à Freud, le dire selon lequel il n’y aurait pas de rapport sexuel ?
Par sa clinique, Lacan non seulement confirme ce dire mais en dévoile aussi la cause inaperçue par Freud : c’est parce que les humains parlent qu’il n’y a plus de rapport sexuel et aussi c’est parce que le rapport sexuel n’existe plus qu’ils parlent, et pas seulement pour se reproduire ! Dès lors le cadre œdipien ne peut qu’exploser, mais Lacan doit surtout éviter l’explosion de son école, l’EFP, École Freudienne de Paris.
La triplicité du nœud borroméen qui permet d’accueillir à la fois les triptyques lacaniens RSI et Père-Mère-Phallus ainsi que les freudiens Père-Mère-Enfant et ça-Moi-Surmoi ouvre le champ de la genèse du parlêtre[1], autrement dit du nouage de son nœud singulier. Lacan avait déjà remplacé Le nom-du – père par Les noms-du-père en indiquant qu’il s’agissait du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel, il lui restait à acter la bascule sans perdre trop de « ses » analystes. Je pose que c’est parce qu’il y a vu la possibilité d’un passage en douceur de l’œdipe vers le borroméen que Lacan a cédé à la demande insistante de Jacques Aubert d’étudier le cas de Joyce. La transition du trois familial vers le trois borroméen était devenue d’autant plus nécessaire qu’était apparue l’insuffisance de la fonction de nomination, qu’elle soit paternelle ou non[2]. Dans la nouvelle vision lacanienne, c’est le Réel qui impose aux deux autres de se nouer durablement à lui (on pourrait dire de se co-former à lui), mais la forme et la dynamique du nœud qui en résultent sont contingentes, elles témoignent de l’hystoire du sujet (avec un y selon le néologisme de Lacan), donc de sa liberté.

 

2. Le passage au trèfle

La chaîne borroméenne était déjà connue en tant qu’emblème des trois frères Borromée : trois ronds liés entre eux sans que l’un d’entre eux n’enlace un des autres (voir le Séminaire XIX, …Ou pire[3], voir aussi le document fourni). Lacan a insisté pour que nous jouions avec cette chaîne, la manipulation devant nous dégager de l’ornière de l’imaginaire menteur ; c’est parce que l’imagination ne suffit pas pour l’appréhender que cette chaîne favorise une avancée non imaginaire, non trompeuse[4]. Effectivement, une fois surmontée la frustration de ne pas pouvoir la manier en pensée, il est possible de suivre Lacan dans le passage au trèfle, un vrai nœud cette fois-ci (c’est-à-dire une seule corde formant un nœud), un trèfle obtenu par épissure, par mise en continuité des trois brins dans la partie centrale de la chaîne borroméenne à trois ronds (en rouge dans figure ci-dessous).

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La réduction de la chaîne en trèfle peut s’interpréter comme le passage de la représentation du sujet en tant qu’il est nouage singulier des trois ordres R, S et I, à la représentation de son phénomène, à savoir l’apparition faussement unifiée[5] sous laquelle nous le percevons, ce que nous appelons sa personnalité. Or, la continuité et la confusion entre l’imaginaire, le symbolique et le réel est aussi, en clinique, la psychose paranoïaque. Écoutons Lacan :

« Il fut un temps, avant que je ne sois sur la voie de l’analyse, où j’avançais dans une certaine voie, celle de ma thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports, disais-je, avec la personnalité. Si j’ai longtemps résisté à sa republication, c’est simplement parce que la psychose paranoïaque et la personnalité n’ont comme telles pas de rapport, pour la simple raison que c’est la même chose[6]. »

3. Psychothérapie versus psychanalyse lacanienne

Imaginons maintenant une fourmi circulant dans le sens ISR sur l’unique corde du trèfle : c’est le parcours du discours courant qui part de l’imaginaire, passe par la symbolisation et se cogne au réel avec lequel il doit composer, au sens de « faire avec ». C’est aussi le parcours de la psychologie (et de la psychanalyse post-freudienne ?) en quoi elle se distingue de la psychanalyse lacanienne qui, partant du réel des symptômes et des lapsus, passe par la symbolisation pour imaginariser et produire du fantasme… ou du sinthome. C’est le parcours inverse (RSI) qui imaginarise le symbolique du réel.

4. La direction de la cure avec le nœud borroméen

Écoutons Marcel Ritter à ce propos :

« L’écriture borroméenne permet de lire dans la pratique, c’est-à-dire dans le déroulement du discours tel qu’il est donné au psychanalyste de l’entendre, simultanément les différents points où la vérité est suspendue, coincée, et de repérer ainsi sa place. C’est en cela qu[e le nœud borroméen] est guide pour notre pratique au même titre que le graphe du désir[7]. »

Il existe donc un savoir-faire clinique avec le nœud, un savoir-faire du psychanalyste qui sait évaluer les relations entre les trois dimensions et peser leurs poids respectifs chez un sujet pour orienter la cure. Et pourquoi pas, un savoir-faire que l’analysant pourrait acquérir pour entretenir son nouage comme Joyce l’a fait. Lacan n’est pas parvenu à faire du nœud borroméen un langage clinique partagé par les psychanalystes. D’après Colette Soler il a buté sur la nomination des trois ronds car un mathème ne peut se construire qu’avec des lettres hors-sens, or les mots Imaginaire, Symbolique et Réel sont porteurs de sens, et des sens qui ne sont pas identiques pour chacun d’entre nous.

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Dans le séminaire XXIII, Lacan distingue deux façons de compenser la faille originelle dans le trèfle, deux façons d’éviter que le trèfle se dénoue et ne forme plus qu’un rond, qu’il s’agisse d’une autoréparation ou d’une cure analytique :

  • Si la cure a opéré à distance du lieu du défaut, il y a eu production d’un nouveau fantasme, avec le rond additionnel (en vert) qui se place à un autre endroit, différent de celui du forçage (figures de droite) ;
  • Si la cure a opéré au lieu du défaut, sur ce qui a été forcé, il y a eu réparation par un dire-sinthome, avec le rond additionnel qui s’est placé à l’endroit même où le trèfle-personnalité a été forcé (figure de gauche).

C’est ainsi que l’acte d’écrivain de Joyce a produit en même temps une œuvre littéraire originale et une préservation durable de l’intégrité de sa personnalité. Sa façon d’écrire, le perfectionnement et la pratique de sa propre lalangue, la publication et la réception de son œuvre sont les opérateurs visibles de la compensation du défaut originel. C’est par son œuvre qu’il s’est fait le nom qu’il n’a pas reçu de son père ; le sinthome succède au Nom-du-Père (au complexe d’Œdipe) dans la théorie lacanienne.

Concluons avec Colette Soler : « L’analyse qui réussit se passe du père, tout en se servant de ce qui le définit désormais pour Lacan, à savoir le dire-Père[8]. » Autrement dit, la psychanalyse peut se passer du père, celui de la métaphore paternelle indissociable du sexe et de la filiation, à condition de se servir de son pouvoir créateur qui réside dans le dire, le dire-sinthome doté du pouvoir générateur et réparateur d’un nœud borroméen, donc d’un sujet du langage.

  1. Parlêtre : Nom donné par Lacan à la partie du sujet barré non concernée par la jouissance, c’est-à dire au sujet de la chaîne dans laquelle un signifiant le représente pour un autre signifiant. ?
  2. Il ne suffit pas de se renommer pour pallier la carence d’un père et échapper à la psychose. Colette Soler fait remarquer que de grands psychotiques l’ont fait sans que cela ait paré à leur folie. Joyce a fait plus que se renommer, il s’est donné un nom qui a eu effet borroméen parce que son art, donc son art-dire, touche au langage. (Voir Lacan Lecteur de Joyce, Colette Soler, p.199) ?
  3. Leçon du 9 février 1972 « …il m’est arrivé, dînant avec une charmante personne qui écoute les cours de Monsieur Guilbaud, que, comme une bague au doigt, me soit donné quelque chose que je veux vous montrer, quelque chose qui n’est rien de moins paraît-il que les armoiries des Borromées. » ?
  4. Le nœud borroméen est une monstration [des liens RSI] à défaut d’être une démonstration (Marcel Ritter dans Écritures de l’inconscient) ?
  5. Dans une illusion analogue à celle de l’enfant qui se voit unifié dans l’image de son corps au stade du miroir. ?
  6. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p.53. ?
  7. Marcel Ritter, Écritures de l’inconscient, De la lettre à la topologie, Strasbourg, Arcanes, 2001, p.284. ?
  8. Colette Soler, Lacan Lecteur de Joyce, p.199. ?