Qu’est-ce que j’ai envie de dire, comment je peux le faire entendre ? Sous quelle forme pour atteindre l’autre, vraiment ?

Corps et brumes.
Je n’en reviens pas, je ne finis pas de ne pas en revenir, probablement je passerai ma vie à n’en pas revenir ? – en êtes-vous revenu-e ? –. Ce qu’est un être humain : corps et brumes.

« Le sens n’est nulle part. Nous le traçons avec de la fumée et le vent n’est jamais très loin. »  Salah Stétié[1]

Je préfère les brumes – l’idée est la même ? –, je préfère la texture du mot, je préfère la texture de la « matière ».
Parfois nous traçons, Salah Stétié, parfois nous dessinons dans les brumes ; souvent elles se forment sans que nous n’y contrôlions rien, elles se soulèvent lorsque nous touchons – bousculons ou nous cognons dans – un bout de réel ou un autre, le touchons du regard, de la pensée, du bout du doigt, d’un bout de corps.

Les symptômes et souffrances psychiques sont des affaires de corps et brumes, des démêlés de corps et brumes.
Corps et brumes s’articulent d’une certaine manière – singulière pour chacun, et « nécessaire », histoire de pouvoir se prendre pour soi-même, les autres pour des autres, le chaos extérieur pour un monde, et de pouvoir y prendre place et s’y mouvoir, dans ce monde, parmi les autres. – c’est toujours la même histoire que je raconte, mes excuses, ou pas, c’est toujours la même affaire que nous vivons… – Alors nous souffrons de nos aliénations par ces articulations qui nous constituent, nous déterminent : dans les brumes se dessinent, encore et encore, les mêmes angoisses, les mêmes contraintes, les mêmes scénarios, les mêmes freins, les mêmes barrières.
Ou encore… les brumes prennent une consistance folle, on se cogne dans les hallucinations et les murs labyrinthiques d’un délire.
Ou encore… les brumes se dissipent, quelle inconsistance, quel jeu de dupes, quels leurres, comment faire tenir quoi que ce soit ? Les brumes se dissipent sur un désert qui n’est pas même un désert, il n’y a pas de sol, il n’y a pas d’étendue de sable ni de cendre, il n’y a… pas.

Le plus intrigant, au fond : comment faisons-nous pour arriver, le plus souvent, à construire dans les brumes des édifices qui tiennent à peu près, tout en pouvant être remodelés si besoin ? Comment faisons-nous pour supporter – à peu près – d’être corps et brumes ?
Comment arrivons-nous à parler, et parler tant, avoir tant de choses à dire – des brumes –, comment faisons-nous pour supporter de parler, de souffler dans les brumes, de cracher et souffler des volutes de brumes ?
C’est dans les brumes que nous construisons des merveilles – l’invention, la création, la joie, la beauté du chant et de tout ce que l’humain sait faire chanter et danser. Dans les brumes, et le corps.
C’est à travers des entrelacements de brumes que nous « rencontrons » un autre. Entrelacements de brumes, et de corps.

À quoi cela peut-il bien servir, d’essayer de formuler ces histoires-là ?
Peut-être, probablement, une tentative de « rappel » d’un point essentiel qui a une propension incroyable à se dissiper, lui aussi : à trop se duper, à oublier que les brumes sont des brumes, à prendre les vessies pour des lanternes et les brumes pour des cathédrales de pierre, ni les merveilles humaines ni la rencontre de l’autre ne sont possibles. Les vessies pour des lanternes, ou les « stories facebook » pour des histoires de vie, ou les photos pour des réalités et des corps, ou un « profil » pour une identité…
Même au XXIème siècle, ne pas méconnaître complètement sa condition et l’assumer, la supporter, la porter – en partie au moins… –, est essentiel à ce que l’humain soit humain – « assumer la castration », disait l’autre…

Une nuance à préciser, d’ailleurs.
En notre début de XXIème siècle, au milieu d’une cacophonie de discours d’épanouissement personnel et de meilleure version de soi-même, se fait entendre l’idée d’une tolérance de toutes les différences : « Ah, tu as cette différence-là, voire cette extravagance-là, no problem, c’est OK! »
Il y a beaucoup d’ouverture dans cet élan de tolérance, et à la fois on peut entendre dans certains discours – pas tous, loin de là –, des risques de dérive : les différences ne font plus différences, au fond tout est pareil, semblable. Acceptation des différences, ou gommage de l’idée même de différence ?
Deuxième dérive : les points de différence acceptés relèvent de l’apparence, de l’identité en tant qu’image, accumulation de traits identitaires. Le risque serait de n’entendre la différence que sur ce plan de l’identité (imaginaire), de réduire la singularité de chacun à ce plan-là, et d’accorder une importance démesurée et envahissante à ce plan-là. Les questions identitaires fleurissent, n’est-ce pas, en notre printemps du XXIème siècle ?
Piste de réflexions : l’omniprésence des images et de leur fascination ne décalerait-elle pas le centre de gravité de la psychopathologie actuelle, des questions d’objet du désir ou « objet a » et de sujet divisé, aux questions identitaires-imaginaires ?..

Assumer sa condition d’humain – corps et brumes !.. – se joue sur le plan de l’identité, mais aussi et surtout sur le plan d’une subjectivité : le sujet, celui qui parle à travers les brumes, celui qui, à ne pas méconnaître sa condition, boiteuse et brumeuse, à ne pas être écrasé sous une identité imaginaire sacralisée, fait entendre et résonner les échos bouleversants de son chant singulier.

 

 

PS : définition du métier de psychanalyste, telle qu’elle se formulerait aujourd’hui, ici et maintenant – me parlera-t-elle encore, demain ? – : auxiliaire dans une certaine quête par le sujet d’il ne sait trop quoi, une espèce de Graal, et qui serait peut-être la possibilité d’amorcer et de faire entendre son chant singulier ?

 

 

  1. Merci à vous, Jean-Louis Doucet-Carrière, de m’avoir fait découvrir cette citation et son auteur, en les plaçant en exergue de votre texte paraissant dans la Lettre ce mois-ci, « Un chemin vers le compagnonnage » ?