« Frères humains qui après nous vivez,
n’ayez pas les cœurs, contre nous endurcis. »

La Balade des pendus, François Villon

Préambule

Bonne affirmation ou belle interrogation : comment les nouvelles générations vont-elles hériter de notre monde – qui peut le savoir ?
Quoi qu’il en soit, cette nouvelle génération reproche aux plus âgés l’état de ce monde. Il faut dire que la coupe est pleine de ce méli-mélo, outre les totalitarismes et la barbarie. Aussi le monde peut s’embraser comme un torchis, et nous pouvons nous retrouver dans une vie oubliée, comme ces civilisations dont on cherche le nom, encore. Et pas moins que de retourner à l’ère quaternaire.
Et pourtant, le monde des bombes atomiques permet de nous effacer en quelques instants.
Et qu’en est-il sur le plan du « particulier » et, encore au-delà, de la place du « singulier » dans le champ analytique ? Au niveau individuel, on peut être déçu par l’attitude de bien des collègues qui se battent pour exister comme psychanalystes mais à partir d’une conflictualité dépassée. Dans le genre « c’est Moi le Vrai ». Comme le disait Jean-Pierre Bauer[1] : « Le compromis n’est pas la compromission. » Ils feraient mieux de s’occuper davantage de la transmission, si épineuse dans notre champ.

Bilan

Vous m’accorderez que ce ne sont pas les débats théoriques qui fleurissent… dans l’après-Lacan. Au passage, laissons la quête de la légitimité aux juristes. Et faisons retour vers la clinique psychanalytique actuelle. Mon hypothèse est la suivante : chaque génération de discours produit une mythologie qu’il nous faut repérer dans la pratique ; par exemple « c’est vous, les vieux, les responsables ». Les jeunes adultes d’aujourd’hui s’expriment sur le mode : « Après toi le déluge », une sorte de fantasme originaire, bien différent du fantasme mythologique de l’après-guerre : « Regarde-les jouir, ils consomment si bien. »
Dans notre région, nous avions un modèle de la mythologie de l’avant après-guerre : celui des « Malgré-nous », l’entre-plusieurs langues, ceux qui ont connu l’allemand, le français, le russe, l’alsacien… qui se sont retrouvés aussi dans le procès de Bordeaux[2], procès qui a failli produire une véritable guerre civile… : rien ne se perd, « peu » se crée.
Alors, création du mythe d’aujourd’hui : « Le progrès produit-il de la barbarie et la disparition de la dimension humaine ? » Aujourd’hui, on ne calcule qu’en nombre de morts avec une facilité incroyable !

Coexistences

Alors la psychanalyse dans tout cela ? Elle doit produire des psychanalystes (!!!) pour permettre l’existence rare du singulier, permettre d’introduire la différence entre le contenu manifeste et les pensées latentes, et permettre de réintroduire un rapport aux cultures, un peu différent de la soupe aux idéologies actuelles.
Derrière le fantasme singulier, chercher le mythe individuel et néanmoins collectif d’une époque. Pour ce faire, nous manquons de génies. Trouvera-t-on un nouveau Freud, un frais Lacan, dans les générations à venir ?

Solution

Il nous faut déjà essayer de repérer les génies du passé qui ont été embaumés. Il y en a un que je voudrais citer, qui m’a intéressé récemment, le dénommé Gabirol[3], qui a vécu en Espagne au Xe siècle ; il écrivait en arabe, s’adressant aux juifs, introduisant la philosophie grecque ainsi que des traités de morale et surtout de la poésie.

Mythes et générations

Nous en parlerons au congrès sur les mythes[4] mais, à présent, n’oublions pas cette dimension poétique, malgré ce monde en voie d’extinction guerrière.
Alors, vous l’avez bien compris, il faut réintroduire le discours de la psychanalyse, dans un monde qui l’a extirpé.

Paradoxe

Pas sûr que nombre d’analysants associent beaucoup sur la question de la guerre. Alors qu’ici-bas, personne ne se permet de dire que vous y serez peut-être appelé, tôt ou tard.

Chute

La psychanalyse a créé un nouveau discours, le discours de l’analyste, et aucun autre discours ne peut le remplacer. Mais ce discours qui est – si l’on peut dire – récent ne peut se produire que par la praxis de la psychanalyse.
Le mot praxis était souvent employé par Charlotte Herfray[5] pour rendre compte de cette dialectique inouïe entre théorisation et pratique.
Ce discours est le seul à produire les créations du manque et à rendre possible la coexistence avec d’autres discours (du Maître, de l’Université, de l’Hystérique…).
Ce discours est menacé, tout comme la démocratie est fragile, et les effets de civilisations côtoient la barbarie.

Rappelle-toi : la conflictualité n’est pas la guerre ; souhaitons que la cause du désir inconscient puisse survivre, malgré tous les morts.

  1. J.-P. Bauer, Recueil, Textes et Écrits, 1985. ?
  2. Voir la revue « Malgré-eux », Hors-série des Saisons d’Alsace, 2022. ?
  3. Salomon Ibn Gabirol, Le livre de l’amélioration des qualités de l’âme, Introduction, traduction et notes de René Gutman, Cahors, éditions La Louve, 2022. ?
  4. Les 6e journées de la FEDEPSY auront pour thème « Traumatismes, fantasmes et mythes ». ?
  5. C. Herfray, Penser vient de l’inconscient. Psychanalyse et « entraînement mental », Toulouse, Arcanes-érès, 2012. Et C. Herfray (1e parution 1988, éd. Desclée de Brouwer), La vieillesse en analyse, Toulouse, Arcanes-érès, 2001, « coll. Poche », 2015. ?