« Voilà donc la gloire pour toi.
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, dit Alice.
Humpty Dumpty sourit dédaigneusement.
– Évidemment que tu ne comprends pas – pour cela il faut que je te l’explique. Je veux dire : Voilà un argument décisif pour toi !
– Mais ‘‘gloire’’ ne veut pas dire ‘‘argument décisif’’, objecta Alice.
– Lorsque j’utilise un mot, dit Humpty Dumpty avec mépris, il signifie exactement ce que je choisis qu’il signifie – ni plus, ni moins.
– La question est de savoir si vous pouvez faire signifier aux mots autant de choses différentes, répondit Alice[1]. »

« Moi, je me fais fort de faire dire dans une phrase, à n’importe quel mot, n’importe quel sens[2] » aurait pu lui répondre Lacan. Le langage, peut-il ne pas être subversif ? Chaque mot prononcé n’est-il pas fondé sur le malentendu ? Sans l’avoir conceptualisé ainsi, Lewis Carroll l’illustre pourtant de manière délicieuse. En voici encore un exemple :

« Oh ! Je te demande pardon ! s’écria de nouveau Alice, car cette fois-ci, la Souris était tout hérissée, et la petite fille était sûre de l’avoir offensée gravement. Nous ne parlerons plus de ma chatte, puisque cela te déplaît.
– Nous n’en parlerons plus ! s’écria la Souris qui tremblait jusqu’au bout de la queue. Comme si, moi, j’allais parler d’une chose pareille ! Dans notre famille, nous avons toujours exécré les chats : ce sont des créatures vulgaires, viles, répugnantes ! Ne t’avise plus de prononcer le mot chat ![3] »

« Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » selon le célèbre aphorisme de Lacan. Les signifiants renvoient donc à un sens subjectif, singulier, et non à la définition qu’en donne un dictionnaire. Sujet et signifiant se co-définissent. Difficile donc de démentir Humpty Dumpty… Le signifiant repose sur la différence, il n’a pas d’identité propre, parce que faisant partie d’une chaîne, il est relié à d’autres signifiants et se prête à la métaphore. L’important réside dans ce qui se passe entre les signifiants, c’est là que se déploie un sens nouveau, un effet sujet, impossible à deviner a priori, même pour le sujet lui-même.

Comment ce sens subjectif advient-il ? Notre rapport au langage a comme point de départ le grand Autre lieu des signifiants, du symbolique, du langage comme chargé d’équivoque. Il représente le bain de signifiants dans lequel nous sommes plongés déjà bien avant notre naissance. À l’unité qui se constitue d’abord par l’image et le corps vient s’ajouter celle du signifiant maître qui permettra au sujet de s’inscrire dans une chaîne signifiante. Pour Lacan, le stade du miroir correspond au moment formateur de la fonction du sujet. Il est représenté par l’intersection des deux axes sur le schéma L, quand le symbolique atteint et soutient l’imaginaire :

« Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image […][4] »

C’est à ce rapport singulier au langage que s’intéresse la psychanalyse et c’est la raison pour laquelle elle ne peut fonctionner à partir d’un savoir, ou alors uniquement celui de ne pas savoir. La psychanalyse propose à un sujet de repérer par la parole quelque chose d’un savoir inconscient qui le concerne, en lien avec son désir. Pour cela, elle l’invite à parler en suivant la règle fondamentale. Et parce que, en parlant, il en dira beaucoup plus qu’il ne croit, de malentendus en équivoques signifiantes, le sens singulier du langage se fera entendre, porteur d’une certaine logique. Cette proposition de parole « libre » ouvrira la possibilité d’interprétation. Le sujet se découvre porteur de significations qu’il ignore. Dans quel but ?

Ce qui anime ce sujet, c’est la question désir. Or celui-ci se trouve sur l’autre scène. Les manifestations de l’inconscient en disent quelque chose à condition que nous ne reculions pas devant leur non-sens apparent. S’arrêter au contenu manifeste d’un symptôme ou d’un rêve, du langage, équivoque par nature, serait s’arrêter à l’arbre qui cache la forêt, donc s’en tenir au registre imaginaire en évinçant le symbolique.

Comme le pointe Lacan, le sujet « non pas use du langage, mais en surgit[5]. » Là où le cogito cartésien présente l’existence d’un sujet transparent, si sûr de lui, Lacan avance, s’appuyant sur la découverte de l’inconscient : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas [6]. » Ainsi, le sujet ne sait pas ce qu’il dit, ni même qu’il le dit, mais au fur et à mesure du travail analytique, il entendra « que ce n’est pas seulement l’homme qui parle, mais que, dans l’homme et par l’homme, ça parle[7] … » Nous croyons parler une langue, or c’est elle qui nous parle. Nous ne disons donc pas ce que nous pensons, mais les mots que nous utilisons le révèlent :

« La fonction du langage n’est pas d’informer mais d’évoquer. La parole n’est pas réductible à sa fonction dénotative, c’est-à-dire à la signification des énoncés qu’elle véhicule. Elle porte en elle une dimension de sens qui excède ses énoncés : c’est sa fonction connotative. Dans cette mesure elle peut évoquer ou faire entendre ce qu’elle ne dit pas[8]. »

La psychanalyse invite à faire confiance à la langue en acceptant le malentendu, l’équivocité dans laquelle se glisse, en s’y logeant, l’inconscient. Quand nous risquerions de croire à la maîtrise, au contrôle, le lapsus, pour ne citer que lui, permet à qui veut bien l’entendre, qu’il ne s’agissait que d’un château… de cartes. Il paraît donc évident que

« Le langage n’est pas un code, précisément parce que, dans son moindre énoncé, il véhicule avec lui le sujet présent dans l’énonciation. Tout langage… et plus encore celui qui nous intéresse : celui de notre patient – c’est bien évident – dans une épaisseur qui dépasse de beaucoup celle, linéaire, codifiée, de l’information[9]. »

 

La règle du je en psychanalyse se nourrit de l’imprévisible, des surprises qu’offre la langue, de la possibilité de toujours pouvoir entendre quelque chose de l’autre scène resté jusque-là inaudible. La découverte de l’inconscient entraîne un déplacement dont personne ne sait en amont, où il le mènera. Ce voyage implique donc une prise de risques :

« Parler, parler ”vraiment” (c’est-à-dire sans se contenter de lire un mode d’emploi mais en acceptant de s’exprimer depuis sa propre subjectivité, comme c’est l’invitation au cours d’une psychanalyse) c’est consentir à faire un pas de côté quant à la notion de profits et de pertes ; ces dernières pouvant s’avérer autrement profitables puisqu’elles peuvent constituer des ouvertures pour aller à la rencontre du désir[10]. »

 

 

  1. L. Carroll, De l’autre côté du miroir. ?
  2. J. Lacan, conférence : La troisième, prononcée à Rome le 1er novembre 1974. ?
  3. L. Carroll, Les aventures d’Alice au pays des merveilles. ?
  4. J. Lacan, « Le stade du miroir », dans Écrits 1, éditions du Seuil, Paris, 1966, p.90. ?
  5. J. Lacan, Le Séminaire livre XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, https://staferla.free.fr, séance du

    10 mars 1965. ?

  6. J. Lacan, Le Séminaire livre IX, L’identification, https://staferla.free.fr, séance du 15 novembre 1961. ?
  7. J. Lacan, « La signification du phallus », dans Écrits 2, éditions du Seuil, Paris, 1971, p.107. ?
  8. N. Guérin, Logique et poétique de l’interprétation psychanalytique. Essai sur le sens blanc, érès, Toulouse, 2019, p.173. ?
  9. J. Lacan, Le Séminaire livre XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, https://staferla.free.fr, séance du 10 mars 1965. ?
  10. M. Forné, Les Saumons ne rêvent pas de remontées mécaniques…, Paris, Le lys bleu, 2020, p.30. ?