Dans le cadre des « Rencontres Épicées »
du 12.10.2022 à Mulhouse

I. Cuisine

Le chemin dans lequel nous mène Michel Troisgros est le trajet d’un magnifique papillon. Il nous attire à partir de Roanne (Loire) vers les différentes formes de plaisir :

  • plaisir du regard – comme l’œuvre de Silvia Bachli ;
  • plaisir du goût avec Papillon (la mousse au chocolat, la crème aux agrumes, la glace royale, la finition) ;
  • plaisir de l’échange – avec Denis Lafay.

Avec Le plaisir de faire plaisir[1] qui induit ces « Rencontres Épicées » qui font cuisiner le « Psy » autour de la joie de créer et ce triptyque à la carte : « cuisine, plaisir et transmission ».

Je connais peu Michel Troisgros mais j’ai pu goûter la saveur de nos échanges à partir de cet unique échange, mais si marquant, que je dirais en tant que psychanalyste : échange autour de Rien… et du devenir du rien.

Avant de vous endormir je voudrais vous dire aujourd’hui que la « joie de créer » se métamorphose comme le papillon autour des Métamorphoses Du Rien.

La gastronomie est la transmission du devenir d’une recette culinaire vers une symphonie polychrome avec différents mouvements.

L’idée du papillon est géniale parce que le papillon passe avant tout par la « chrysalide ». Quelle mue à partir des ingrédients avant de devenir le vol du papillon !

Le « rien » c’est aussi le pertuis, le vide, le manque par lequel le sujet, l’enfant doit passer pour devenir humain : femme ou homme.

Les « Rencontres Épicées » les plus difficiles dans le monde de la pathologie c’est l’anorexie[2], dite souvent mentale. Où le pari fou, voire limite, c’est de ne pas s’alimenter pour créer du rien, dans un monde pensé comme étouffant.

C’est là où le dénommé Jacques Lacan introduit cette notion « le rien » qui n’est pas Rien.

Comme le dit Michel Troisgros, créer une recette c’est ciseler la nourriture à partir « d’un rien ».

« Le plaisir de recevoir et de partager, celui de créer et de manager, celui d’oser et de décider, celui de caresser un ingrédient puis celui de lui faire honneur dans l’assiette[3]. »

II. Plaisir

Mon maître, le Pr Lucien Israël[4] [5]fait une remarque fort utile pour différencier le nourrissage du petit enfant, l’alimentation de besoin, de ce qui serait la joie de profiter d’un plat d’un grand chef.

La première vague de plaisir a à voir avec l’apaisement d’un besoin. Ce plaisir va fort loin chez le bébé, non seulement il aspire vers le sein ou son substitut – la tétine –, il aspire le sein, il pleure en cas de manque, la mère est, comme le dit Philip Roth[6], un « sein géant » qui l’aspire et le persécute.

Le rapport au plaisir va fort loin, il peut aller « au-delà du principe de plaisir » de Freud, c’est la question de la « jouissance ». Ce qui pousse l’enfant à aller jusqu’à « halluciner le sein ».

Il est une formule énigmatique que l’on retrouve chez Freud et chez Lacan : « ce qui n’est pas symbolisé (l’absence du sein), revient du réel ».

Et c’est là où la création culinaire présente un statut particulier : elle transforme l’aliment en un objet d’art, elle sublime la donnée brute de l’aliment.

Et Lucien Israël de dire : dans la recette on introduit du principe de réalité dans le principe de plaisir et nous tombons là dans la question de la sublimation.

Alors je cite Antoine de Saint Saint-Exupéry : Dans quelque domaine que ce soit, « la perfection est enfin atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer. »

III. Transmission

Quant à la question de la transmission : je me souviens de la nouvelle de Noëlle Châtelet[7] où toutes les semaines la famille allait manger la blanquette chez la grand-mère. Et pour une fois, en voyant les grimaces des petits enfants, « la blanquette n’était pas bonne ». Et alors ! La grand-mère s’est suicidée en sautant par la fenêtre.

La transmission des repas, ses spécificités, ses goûts originaux n’ont pas seulement à voir avec l’Éros, le désir, cela a à voir avec la transmission d’une époque, d’une ambiance, d’un goût, d’une généalogie et aussi avec l’automatisme de répétition où s’inscrivent dans notre bouche des morceaux de notre histoire.

Michel Troisgros donne l’éventail de la joie de créer et nous attendons toujours une suite dans l’avenir, quel que soit le contexte guerrier.

  1. M. Troisgros, Le plaisir de faire plaisir, L’aube, 2021. Et La joie de créer, L’aube, 2017. ?
  2. J.-R. Freymann, Les parures de l’oralité, Springer Verlag, 1992. ?
  3. D. Lafay, 4e de couverture dans Le plaisir de faire plaisir de Michel Troisgros, L’Aube, 2021. ?
  4. L. Israël (1974), La jouissance de l’hystérique, Strasbourg, Arcanes, 1996. ?
  5. L. Israël (1989), Boiter n’est pas pécher. Essai d’écoute analytique, rééd. Arcanes-érès, Toulouse, 2010. ?
  6. P. Roth, Le sein, Folio n° 1607. ?
  7. N. Châtelet, Histoire de bouches, Mercure de France, 1986. ?