Synopsis du mémoire soutenu le 14 septembre 2022, dans le cadre du Master 2 Psychanalyse – Université Paul Valéry, Montpellier 3 – sous la direction de Bernard Victoria.

« Je ne me souviens plus de la première fois. Était-ce l’été ou l’hiver, le matin ou le soir ? Je ne sais plus. Je ne me rappelle plus l’adresse, ni qui m’avait donné son nom. Aujourd’hui, c’est sans importance. Cela fait plus de trente ans. J’en avais 27. En revanche, je me souviens de ce qui guidait mes pas. Je n’en pouvais plus de mes échecs et j’avais décidé d’entreprendre une psychanalyse. Mon exaspération était telle, ma difficulté à vivre si épaisse que je n’avais guère le choix. Parler, parler, parler encore pour essayer de comprendre, c’est tout ce que je me sentais capable de faire[1]. »

Jean-Marc Savoye avait poussé la bonne porte. La psychanalyse convie quiconque décide d’aller à sa rencontre à parler :

« Le traitement psychanalytique ne comporte qu’un échange de paroles entre l’analysé et le médecin[2]. »

Quelles sont les particularités de cet échange de paroles ?

« La psychanalyse a une visée éthique, celle de la valeur de la parole et de l’être humain en tant qu’être de langage. (…) La valeur éthique de la psychanalyse est profondément liée à la place qu’elle accorde à la parole inconsciente[3]. »

Par sa découverte fondamentale, l’inconscient, Freud a ouvert la porte à un monde soupçonné mais innommable jusque-là. L’existence de l’inconscient induit un sens caché à tout ce que nous faisons et disons :

« L’expérience psychanalytique n’est pas autre chose que d’établir que l’inconscient ne laisse aucune de nos actions hors de son champ[4]. »

Notre langage ne peut se départir de son équivocité. S’appuyant sur celui-ci, l’éthique de la psychanalyse vise l’émergence d’un sujet grâce à ce qu’il a de plus singulier. Cette singularité implique qu’il n’y ait pas de « copier-coller » possible entre deux sujets, ni de « prêt-à-penser ». La règle du je se nourrit de l’imprévisible, des surprises qu’offre la langue, de la possibilité de toujours pouvoir entendre quelque chose resté jusque-là inaudible. J’aime beaucoup les mots qu’utilise Patrick Gauthier-Lafaye pour le dire :

« Je pose l’ignorance au principe de ma rencontre avec le patient, parce que c’est la seule façon pour moi de lui garantir que je vais l’écouter dans sa singularité. » [5]

Une éthique du sujet

Celui qui vient en consultation, surtout s’il s’agit de sa première rencontre avec un psychanalyste, s’attend rarement à ce que sa parole soit ainsi mise à l’honneur. S’il va dans la plupart des cas exprimer volontiers ce qui l’emmène consciemment, que ce soient des peurs envahissantes, des échecs sentimentaux ou professionnels, une hésitation quant à son orientation sexuelle, des conflits familiaux, un deuil insurmontable, une addiction, etc., il s’attend ensuite souvent à ce que le psychanalyste lui propose une « solution ». Après tout, il s’adresse à « un sujet supposé savoir » …

Cette démarche se concrétise fréquemment quand un sujet se trouve face à quelque chose d’insurmontable qui lui fait perdre ses repères, au point d’avoir l’impression de ne plus savoir « qui il est » ou parfois de « ne plus se reconnaître », pour reprendre les paroles d’analysants.

Il « souffre d’une certaine absence à soi, dont il ne connaît pas la forme. Il est rare bien sûr qu’il vienne s’en plaindre. Il vient parce qu’il souffre. Or, cette souffrance consiste toujours à ne pas être dans ce qui lui arrive[6]. »

Entre masques identitaires et processus d’identifications, comment l’éthique psychanalytique peut-elle permettre au sujet d’émerger, de faire avec l’autre sans se confondre avec lui ? L’écoute analytique repose sur un rapport de confiance, de foi dans la langue, dans sa singularité. Elle est « sûre des réalités qu’on ne voit pas[7] », sûre qu’il y a toujours plusieurs niveaux de lecture dans ce qui s’entend. La psychanalyse propose une ouverture, un entendre autrement qui entraînera chez un sujet la possibilité de se positionner différemment. L’équivoque signifiante permettra de bousculer les évidences, de déstabiliser les acquis.

Dans le langage courant, le mot éthique s’emploie souvent comme synonyme de morale. Lacan s’éloigne de cette définition dans Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, où il lie l’éthique à la question des signifiants et du désir. Ce lien induit une singularité absente des règles et normes définissant une morale. L’éthique se porte pourtant garante de la pratique psychanalytique. Elle l’étaye, en soutenant le sens inconscient inclus dans toute demande, le désir étant toujours…le désir d’autre chose :

« Et d’autre part, cette expérience particulière qui est celle de notre travail de tous les jours, à savoir la façon dont nous avons à répondre à ce que je vous ai appris à articuler comme une demande du malade, une demande à quoi notre réponse donne sa signification exacte. Une réponse dont il nous faut garder la discipline la plus sévère pour ne pas laisser s’adultérer le sens en somme profondément inconscient de cette demande[8]. »

D’ailleurs, est-ce par hasard que ce séminaire suit celui sur Le désir et son interprétation ? Comme si Lacan venait poser les conditions, les bases nécessaires, à partir desquelles le désir et son interprétation pourront germer…Même si Freud ne la conceptualise pas ainsi, l’éthique psychanalytique transparaît nettement dans sa pratique. Lacan parlera de « l’intuition éthique qu’il y a dans Freud[9] ».

Quelle approche du symptôme l’éthique psychanalytique induit-elle ?

Contrairement à ce qui se pratique autour de lui, Freud, tendant l’oreille aux symptômes, observe à quel point ils peuvent résister, revenir, insister. Sa démarche subversive consiste à considérer le symptôme non pas comme un signe correspondant à une case d’un classement nosographique, mais à un dire singulier.

Le but ne consiste plus à l’éradiquer, mais à entendre quelque chose de la division subjective qu’il dévoile, afin d’en atténuer l’aspect conflictuel. Supprimer le symptôme reviendrait à supprimer également l’accès à une vérité du sujet en lien avec son désir, comme Freud n’aura de cesse de le répéter :

« Mais le symptôme, lui, mêlé à la vie, doit être autre chose : la réalisation de désir de la pensée refoulante. Un symptôme apparaît là où la pensée refoulée et la pensée refoulante peuvent coïncider dans une réalisation de désir[10]. »

Loin d’être un dysfonctionnement ou une anomalie, le symptôme correspond à une solution originale et singulière, créée par le sujet, pour essayer paradoxalement…de guérir. Il constitue une tentative de réponse, pour vivre avec un conflit psychique refoulé et donc inconscient. Par la parole, la psychanalyse propose d’essayer de repérer les coordonnées de ce conflit. La parole du sujet se trouve ainsi sous les projecteurs, endossant le rôle principal.

Pourtant, vouloir tout dire appartient au domaine de l’illusion. La langue, selon l’expression lacanienne, ne permet qu’un mi-dire. Le savoir inconscient ne s’énonce pas en totalité. Nous sommes donc forcément des sujets divisés. Toutefois, cet impossible à dire qui désigne certes une limite, correspond aussi à une source inépuisable d’un encore à dire puisqu’inatteignable. C’est ce qui nous fait parler ! Derrida utilisera l’expression dire-entre, comme si les mots ne pouvaient jamais viser juste mais seulement manquer une cible, qui continuera à se laisser désirer…

L’interprétation peut faire reculer le champ du symptôme, jusqu’à un certain point irréductible. Il y a donc une partie déchiffrable et une autre, indéchiffrable, dont nous savons qu’elle existe par les effets qu’elle produit. Cette part qui échappe au langage, nous en connaissons toutefois un moyen d’accès : le transfert.

Quelle approche du transfert l’éthique psychanalytique induit-elle ?

À côté des rêves, des lapsus, des actes manqués, le transfert, dans son observation quotidienne évidente, constitue une manifestation de l’inconscient des plus perceptibles. Elle n’en demeure pourtant pas moins surprenante et déconcertante, tant elle tire les ficelles à sa guise dans toutes nos relations humaines. Cette constante, que l’on retrouve dès qu’il y a attente ou demande, adressée explicitement ou non, déploie toute son ampleur dans le cadre analytique.

Que savons-nous de ce que nous pourrions qualifier, dans le champ qui nous concerne, de superdéplacement ?

S’il constitue un élément essentiel à l’avancée d’une cure psychanalytique, il en est aussi la plus grande des résistances. Comment permettre à la résistance de devenir un levier dans la cure plutôt qu’une entrave ?

Selon Freud, « C’est dans le maniement du transfert que l’on trouve le principal moyen d’enrayer la compulsion de répétition et de la transformer en une raison de se souvenir[11]. » Nous en viendrons ainsi à interroger le rôle de l’analyste, qui pourra ouvrir la porte à une répétition différente, notamment grâce au travail d’interprétation. Nous nous approcherons également du discours analytique que propose Lacan, une fois encore, en questionnant son lien à l’éthique.

Pour que l’analysant puisse créer une névrose de transfert, il lui faut une présence, une adresse et un désir d’analyse du côté de celui qui tend l’oreille. L’analyste doit accepter de représenter les personnes dont parle le patient, d’incarner les absents. Il consent donc à prendre la place que celui-ci veut bien lui accorder dans le transfert…tout en acceptant de ne pas s’y installer. L’enjeu est de taille : « Faute du maniement du transfert, s’ouvre l’ère des manipulations du symptôme[12]. »

Un mot encore…

À côté d’éduquer et de gouverner, Freud place analyser comme le troisième des métiers dont « on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant[13]. » Peut-être parce que « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute[14]. » Un entendre autrement reste toujours possible. Il n’y a pas de dernier mot, et tant que nous parlons, nous avançons…sans toutefois connaître notre destination. N’est-ce pas la règle du je ? Écoutons un poète nous la décrire de manière majestueuse :

« Voyageur, le chemin

C’est les traces de tes pas

C’est tout ; voyageur,

Il n’y a pas de chemin,

Le chemin se fait en marchant

Le chemin se fait en marchant

Et quand tu regardes en arrière

Tu vois le sentier que jamais

Tu ne dois à nouveau fouler

Voyageur ! Il n’y a pas de chemins

Rien que des sillages sur la mer.

Tout passe et tout demeure

Mais notre affaire est de passer

De passer en traçant

Des chemins

Des chemins sur la mer[15] »

  1. J-M. Savoye, Et toujours elle m’écrivait, Albin Michel, Paris, 2017, p.25. ?
  2. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, Saint-Amand, 1970, p.7. ?
  3. P. Guyomard, L’éthique du bien et le désir du sujet, dans Cahiers de psychologie clinique 2001/ 2 (N° 17). ?
  4. J. Lacan, Écrits 1, L’instance de la lettre dans l’inconscient, Éditions du Seuil, Paris, 1966, p.273. ?
  5. P. Gauthier-Lafaye, Conversation psychanalytique : pour les curieux de tous âges, Liber, Montréal 2017, p.17. ?
  6. J-M. Jadin, Côté divan, côté fauteuil, Le psychanalyste à l’œuvre, Albin Michel, France, 2003, p.95. ?
  7. Hébreux 11 : 1, Bible du Semeur, 2000, Société Biblique Internationale. ?
  8. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, https://staferla.free.fr, séance du 18 novembre 1959. ?
  9. Ibid. séance du 2 décembre 1959. ?
  10. S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Puf, Paris, 1991, p.246. ?
  11. S. Freud, La technique psychanalytique, Puf, Paris, 14e édition, 2004, p.113. ?
  12. N. Guérin, Logique et poétique de l’interprétation psychanalytique – Essai sur le sens blanc, érès, Toulouse, 2019, p.15. ?
  13. S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », dans Résultats, idées, problèmes, Tome 2, Paris, Puf, 1985, p.263. ?
  14. M. de Montaigne, Essais, Livre III, Folio, 2009, chapitre XIII. ?
  15. A. Machado, Extrait de : Voyageur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant.

    Le poème original, en Espagnol, Chant XXIX Proverbios y cantarès, Campos de Castilla, 1917. ?