Avertissement préliminaire :
ce « billet d’où ? » s’est écrit étrangement, éclats et échos de voix. Fermez les yeux, imaginez une grande scène blanche, deux comédien-nes s’avancent sur la scène, lisez le texte – rouvrez les yeux, donc, ne les fermez qu’en pensée –, entendez leurs voix résonner dans l’espace.
Ou… passez votre chemin.
Ou… écoutez la version mise en voix.

Un humain
enchanté-e – désenchanté – déchanter – réenchanter – faire chanter –
Merlin… l’enchanteur –
espèce… d’enchanteresse

Un psy (humain aussi, par ailleurs)
C’est quoi ce métier ?!
On me demande des solutions – le monde regorge de solutions, internet regorge de solutions, scrollez n’importe quel réseau social, défilent des solutions à tous les problèmes imaginables, et inimaginables, même ceux auxquels vous n’avez jamais pensé, et même ceux qui ne sont pas des problèmes… –, le psy répond qu’il n’en a pas, de solution.
On me demande de l’aide – le psy répond que ce n’est pas lui qui va aider, mais que le travail fait ensemble pourra apporter une aide – « peut-être », ajoute-t-il parfois, le nigaud.
Espoirs, fol espoir… – on déchante… – et à la fois, si l’on s’y met, au travail, quelque chose commence à bouger…

Un humain
enchanté-e – désenchanté – déchanter – réenchanter – faire chanter –
Merlin… l’enchanteur –
espèce… d’enchanteresse

Un psy
C’est quoi ce métier ?!
On se plaint – d’une famille imbuvable, de conditions de travail trop stressantes, d’événements difficiles, voire traumatiques –, le psy « entend » – il dit toujours qu’il « entend », cet imbécile, ce pantin inutile, n’est-ce pas ? –, il n’en interroge pas moins la part du sujet. « Où es-tu, dans ce que tu racontes ? De quelle façon y prends-tu part ? Qu’est-ce qui relève de toi dans ce qui se joue, qu’est-ce que cela remue en toi, à quoi de toi cela répond-il ? »

« Quelle est ta part dans le désordre dont tu te plains ? »[1]

Non seulement il n’a pas de solution à votre problème, le psy, ni même de réponse à vos questions, mais il en pose, des questions, vous interroge. Vous parlez, vous vous interrogez, un nouvel éclairage apparaît, et l’explication que vous vous étiez construite, l’histoire telle que vous vous la racontiez, ne tiennent plus, se démontent.
Que reste-t-il, alors ? Quels repères, quelle vérité ? Monde désenchantant, histoire désenchantée.
Réouvertures : le monde n’est pas clos, la vérité n’est ni unique ni univoque. Dans les brèches se dessinent peu à peu quelques-uns de vos mécanismes – ce ne sont pas ceux auxquels vous vous attendiez, les mobiles et motifs sont complexes, contradictoires, ambigus, ambivalents, sombres certains, l’humain n’est ni un ange ni un bisounours ni un super héros. Désenchantements… encore.
Et pourtant, à travers le repérage, deviennent possibles… un pas de côté, un assouplissement des rouages, une libération partielle de nos aliénations. Deviennent possibles… l’invention, la nouveauté, la création, la rencontre de l’autre. Magie de l’humain, l’humain réenchanteur.

Un humain
enchanté-e – désenchanté – déchanter – réenchanter – faire chanter –
Merlin… l’enchanteur –
espèce… d’enchanteresse

Et parler, parler, parler…
Le psy vous fait parler, et parfois il parle, rarement à vous, n’est-ce pas, toujours trop peu, mais il parle dans des séminaires, des interviews, sur internet, ou il écrit, et là il en a des choses à dire, à expliquer. Il tient de beaux discours, il construit des théories, complexes, précises, élaborées.
Rappelle-toi, le psy, tu m’as dit, il n’y a pas de vérité, pas de vérité unique. Rappelle-toi, tu m’as dit, c’est une façon de dire, il y en a d’autres, tu m’as dit, peut-être peut-on entendre autre chose derrière ces mots-là, tu m’as dit. Et même tu as dit, sur ta chaîne YouTube, je t’ai écouté, tu as dit, la parole n’est pas un outil que l’humain utilise et manie, au contraire l’humain est un effet de sa propre parole
et les discours, tu as dit, les discours sont des édifices, des constructions, artificielles et nécessaires, ils nous constituent, et ils nous enferment, ils nous permettent de construire tant de pensées, de réflexions, de connaissances, échafaudages jusqu’aux cieux, et parfois creux les échafaudages, creux, des prisons, des carcans, des slogans de mise à mort… de l’autre.

Que reste-t-il de la parole, alors ? Que reste-t-il à attendre de la parole ?

Un psy
enchanté-e – séduction, fascination, hypnose –, désenchanté – les leurres s’effritent –, déchanter – les malentendus grincent –, réenchanter – une rencontre, il m’a entendu-e ! –, faire chanter – suggestion banale, manipulation perverse
Merlin… l’enchanteur –
espèce… d’enchanteresse

Un humain
Que reste-t-il à attendre de la parole ?
Je t’ai écouté, le psy, et je vois la scène du monde, des discours enchevêtrés en tous sens, certains s’entrelacent, d’autres dansent, beaucoup s’étripent, s’étranglent, et la matière des discours, des brumes, denses compactes évanescentes évaporées.
Où sont les êtres, que sont les êtres, les humains, dans ce magma de poussières vrombissantes ? Ils ne sont que des effets, tu as dit le psy ? ils sont les ombres portées par les brumes de leur pensée.
Sur la scène du monde, parfois, deux ombres se voient, s’entendent. Prodige d’une rencontre, parmi les tornades de brumes.
Il faut jouer le jeu, le psy ? Il faut se lancer dans l’arène, dans les volutes de brumes, leur évanescence, leur opacité, leur densité suffocante, leurs tourbillons, il faut se lancer au milieu de tout cela, pour que le prodige s’accomplisse, parfois ?
Tu ne réponds pas, le psy, comme d’habitude tu ne réponds pas.

Un psy
enchanté-e – désenchanté – déchanter – réenchanter – faire chanter –
Merlin… l’enchanteur –
espèce… d’enchanteresse

Un humain
J’ai une réponse à ta question, le psy, « c’est quoi ce métier ? ». C’est quoi, ton métier ? Ouvrir dans les enchevêtrements de discours, et par la parole, avec la même matière brumeuse, brume parmi les brumes, ouvrir un espace dans lequel il sera possible que deux ombres se rencontrent.
Et il y a ce lien avec toi, le psy, il est étrange ce lien. Que me veux-tu, pourquoi m’écoutes-tu ? À regarder les enchevêtrements de brumes il m’apparaît un peu plus clair, aujourd’hui : un lien qui serait la trame même du lien, sans habillage. Un intérêt pour l’autre, hors séduction, hors parade imaginaire, hors suggestion, un intérêt comme cet espace ouvert, simplement cet espace ouvert dans les enchevêtrements de discours et de pulsions, un intérêt qui prend la forme précise d’un intérêt pour la possibilité que l’autre existe, respire, puisse rencontrer, danser, chanter. Vivre et aimer, disait Freud ? – Et oui, oui, travailler aussi… –
Le « désir de l’analyste », c’est comme cela que tu dis, n’est-ce pas, le psy ?

 

 

  1. S. Freud, Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995. ?