Thierry Vincent nous propose une nouvelle chronique régulière, « Petite chronique du temps qui passe ». En voici le premier article.

 

Il est rare que tant d’émotion se dégage d’un texte psychanalytique. Suivre Pauline[1] est d’abord un texte courageux : choisir de publier un cas et de longuement le détailler ne se fait quasiment plus, tant il faut maintenant illustrer ses propos par des « vignettes cliniques », reflet le plus souvent de sa paresse conceptuelle et surtout d’un engagement minimaliste. Il est courageux aussi, d’annoncer d’emblée ce qui pourrait être pris (surtout pour les détracteurs de la psychanalyse) pour un échec, comme s’il fallait d’ailleurs un « happy end » forcé à l’instar des contes de fées, chez tous nos patients, alors qu’il ne s’agit que d’une tranche de vie dont on peut espérer qu’elle les protège de l’asservissement à quelques liens.

Car la première qualité de Suivre Pauline est de mettre en mots une cure où il s’agit de courir derrière sa patiente, et d’avoir littéralement du mal à la suivre. La force du récit c’est cette course haletante et interrogative, centrée sur les doutes, les hésitations et les inquiétudes de l’analyste. Comme si être analyste, ça allait de soi et qu’il fallait se suffire de laisser causer… Autant dire au passage que ce texte rompt avec l’ennui mortel de certains colloques analytiques, où il s’agit avant tout de prouver à ses pairs qu’on connaît la théorie, qu’on y a compris quelque chose (d’où les « vignettes ») tout en démontrant qu’on n’est pas dupe du discours du maître en occupant pourtant allègrement sa place…

Suivre Pauline invite à un tout autre type d’exercice, plus pratique, plus difficile, et qui nous place au cœur de notre métier ou de notre travail. Un travail autour d’énigmes : ici les addictions de Pauline, et l’énigme qu’incarne l’addiction à Jean-Paul son amant qu’elle aime et qu’elle exècre, mais à qui elle doit… Elle doit quoi ? C’est bien là le sens de l’énigme au sens policier du terme. Quelle est-elle, cette dépendance majeure, que représente-t-elle ? Pourquoi Pauline ne peut manifestement survivre à la mort de Jean-Paul, quel est le mystère de ce fantasme qui trouve en lui sa parfaite application pour l’entraîner inéluctablement vers la mort, telle une version punk de Belle du Seigneur, et même pour risquer un jeu de mot facile, de son Saigneur ?

En lisant ce texte, on ne peut que penser à cette phrase de Conrad écrite à propos du personnage de Kurtz dans Au cœur des ténèbres : « Jusqu’au bout il avait été fidèle au cauchemar de son choix ». Quel est ce cauchemar plus fort que tout, auquel elle reste fidèle et qui l’entraîne à suivre Jean-Paul là où il a décidé de se perdre ?

Quelle est cette sorte de dépendance, d’addiction, de fascination mortifère, appelons ça comme on veut, qui la conduit à la noyade volontaire ? Que représente Jean-Paul pour elle ? Tout à la fois, nourrisson désarmé devant la vie qu’elle biberonne aux toxiques, amant avilissant, père fouettard et sans doute encore bien d’autres figures (mère intransigeante incapable de laisser vivre ses enfants…), cristallisant à lui seul presque toutes les identifications possibles. Quelle imagine-t-elle être pour lui : tout à la fois, vestale, muse, dealer, infirmière, ange gardien ? Quelle est l’alchimie de ce couple dont il serait trop rapide de décréter qu’il est « infernal » ?

Et pourquoi malgré la présence attentive de l’analyste auprès d’elle, devenu une figure essentielle de sa configuration vitale (Pauline le répète), ne parvient-elle jamais à se déprendre du dénommé Jean-Paul ? L’énigme se noue sans doute ici à propos de la différence qu’il y a entre la jouissance et le plaisir. Peut-être y a-t-il par-delà Freud, un principe de la jouissance qui n’est pas celui du plaisir et qui a tout à voir avec la pulsion de mort, mais peut-être encore cette dernière hypothèse reste insuffisante. Rien ne retient vraiment Pauline, ou seulement temporairement, tant elle fait corps avec Jean-Paul. Aussi pose-t-elle une autre question : pourquoi ne sommes-nous pas tous des Pauline ? À quoi avons-nous pu nous arracher pour ne pas nous empresser vers la mort et au contraire s’ingénier à la différer le plus longtemps possible ? Pourquoi parons-nous malgré tout à des deuils presqu’insupportables ? Pauline au-delà de son aspect « borderline » est-elle une mélancolique dont Jean-Paul n’est rien d’autre que la figure de son propre moi ? Nous ne le saurons peut-être jamais, mais rien ne nous empêche d’y réfléchir. C’est là tout l’intérêt de ce texte qui ne prend pas ses lecteurs pour des demeurés et force notre sagacité, posant plus de questions qu’il n’en résout. Ce que peut nous apprendre Pauline, peut-il nous servir pour d’autres Pauline, s’il y en a ?

Car au cours de notre carrière nous avons tous eu des Pauline. Nous nous y sommes arrêtés ou pas, tant il est parfois difficile de ne pas se laisser hanter par ce que nous vivons comme des échecs. Et pourtant, plus que des théories – ces fragiles constructions jetées au-dessus du gouffre de nos ignorances – ce sont de ces derniers que nous apprenons.

  1. S. Cohen, Suivre Pauline, Paris, Fauves éditions, 2021. ?