Nuit calme. Terrasse surplombant la mer.

Ils sont venus finir la nuit ici, à discuter à trois. Ils se connaissent de longue date, leurs nuits d’étudiants ressemblaient à la nuit qui se déroule. La vie a rapproché deux d’entre eux, entrelacé leurs devenirs, amené sous d’autres cieux la troisième, la danseuse. Ils sont venus la voir danser la dernière représentation de son spectacle. Sera-ce le dernier ? Chacun se le demande sans le dire. Le temps a passé, le temps continue de passer.

La psychanalyste soupire : « Je t’envie, le sais-tu, de savoir faire parler ton corps. »

La danseuse, dans un sourire : « Il a plus à dire que ma tête. Mais entends-tu qu’il gémit, parfois, grogne, ce ne sont pas des mots qu’il dit, il hurle il murmure des sons inarticulés, la vie que je ressens à travers lui, la joie, la lumière, l’émerveillement l’horreur. Je t’envie de savoir transformer cela en mots – pourtant, dans la transformation, que devient ce que ressent le corps, qu’en fais-tu ? »

La psychanalyste, après un temps de silence – déformation professionnelle ? : « Parfois le ressenti est présent, intact, malgré les mots, à travers les mots, parfois il est escamoté, occulté par les mots. Je ne sais pas ce que je préfère : l’intensité souvent douloureuse de ressentir, ou la violence l’étouffement de l’effacement. »

Elles se taisent. Alors il se décide à parler, le karateka, resté silencieux jusque-là : « Vous parlez de violence. Vous rappelez-vous la dernière nuit que nous avons partagée – il y a combien d’années ? – nous n’avons parlé que de cela, de violence, vous m’interrogiez sur la violence du combat, ce que l’art martial en fait, comment un pratiquant d’art martial s’en débrouille, de la violence. »

La danseuse : « Oui, je me rappelle. Tu me disais qu’il y a autant de violence dans ma danse que dans tes combats, et je ne comprenais pas. Entre temps j’ai compris, je crois. »

La psychanalyste : « Cela se voyait dans ta danse, ce soir. Excusez-moi de revenir à moi, je suis prise d’une nostalgie étrange, une lassitude de mon métier, une nostalgie de ces temps jadis d’avant le choisir, l’envie d’y revenir, quel choix ferais-je aujourd’hui ? Je n’ai pas le corps, je n’ai pas la technique et son usage à travers le corps, pour supporter la violence, de la lumière et de la noirceur. »

Le karateka : « Tes paroles m’étonnent. Tu nous as tant parlé de technique, tu nous expliquais, des nuits entières à nous expliquer les arcanes de la psyché humaine. »

La psychanalyste : « J’aimerais que tu puisses me rappeler ce que je disais. Et à la fois je suppose que je n’y croirais plus. »

La danseuse : « Tu ne crois plus ? Ou tu n’y crois plus ? En quoi ? Moi aussi je crois en beaucoup moins de choses, mais il reste quelque chose en quoi je crois, saurais-je dire quoi ? Saurais-je le danser peut-être ? Peut-être est-ce ce que j’essaie de danser, à chaque mouvement. »

Le karateka : « La technique : ce truc étrange, truc comme ceux du prestidigitateur. Je l’ai travaillée, la technique de l’art martial, l’ai étudiée, l’ai répétée, suis allé lire ce qu’en disent quelques maîtres, ceux qui se sont rompus à son usage, ceux qui à force de vouloir la traverser se sont laissés traverser par elle. Qu’est devenue ta technique ? qu’es-tu devenue, t’a-t-elle traversée ? »

La psychanalyste : « Vos questions me font du bien, elles me réveillent, elles me rappellent des choses que j’oublie. Avec le temps les aspects techniques se sont simplifiés, épurés, cependant tu as raison, il reste de la technique, elle est essentielle.

En quoi je crois ? Qu’est-ce que j’essaie de danser, moi qui ne danse pas ? La parole est une chose étrange – lorsque j’essaie de la faire dire (quoi que ce soit), lorsque j’essaie de la forcer à dire, elle ne dit rien. Lorsque je me prête à elle, lorsque je me prête à parler, elle dit tant – bien plus que je ne sais. »

Le karateka : « Ce serait ta technique, alors ? Le truc, les trucs qui te permettent d’accéder à te prêter à la parole, au lieu de la forcer ? »

La psychanalyste : « Peut-être… la technique de l’analyste serait ce qui permet à l’analysant d’expérimenter cela – malgré la présence de l’autre qui risque de brouiller les pistes, à vrai dire à travers la présence de l’autre.

Elle est immatérielle, cette technique. Parfois je regrette de ne pouvoir la matérialiser comme vous le faites de vos mouvements, de vos gestes. Je me rappelle ton corps sur la scène ; je me rappelle ton corps à l’aube sur la plage, tu répétais encore et encore le même mouvement, tu cherchais quelque chose, je ne sais quoi. À me rappeler l’aube ce matin me vient l’idée qu’au fond ta technique n’est pas plus matérielle que la mienne : elle réside dans le je-ne-sais-quoi que tu cherches, dans cette petite nuance de mouvement, pas dans le geste en tant que tel.

La parole est un geste elle aussi, peut-être ? La rencontre de l’autre est une danse ? »

La danseuse : « Ton idée me plaît. La rencontre, la danse, la scène… Les différentes formes de rencontre. Quelle forme de rencontre, dans ton métier ? Comment fais-tu avec l’autre, la rencontre de l’autre ? »

La psychanalyste : « Parfois je ne sais pas. Parfois je me rappelle, la question de l’analyse, l’art de l’analyste. Peut-être ce serait… une certaine façon de se positionner sur la scène qui invite à la parole… lui permet de se déplier se déployer… sans l’aspirer trop ni la déformer… une écoute qui fait résonner sa parole aux oreilles de l’analysant. Qu’a-t-il à savoir, l’analyste ? Rester à sa place, ne pas se laisser emporter dans la danse. Et savoir quelque chose de la mécanique de la danse psychique, en avoir une idée : elle n’apparaît vraiment sur la scène que si l’analyste en a une idée, une idée des chimères qu’il tente d’observer. La mécanique subtile et boiteuse de l’être parlant.

Vous étudiez le corps, sa mécanique, ses possibilités d’articulation et de mouvement, vous expérimentez dans votre propre corps toutes les variantes du mouvement. La cure personnelle, ce serait la même expérience de la matière psychique et de ses rouages à travers sa propre matière psychique. Après cette expérience, et à condition de la maintenir vive, lorsqu’un analysant parle, lorsqu’on l’écoute d’une certaine manière, les rouages de sa matière psychique apparaissent sur la scène. Enfin, un truc un peu comme ça.

Trop d’images, trop de mots, excusez-moi. J’aimerais pouvoir finir ma petite improvisation langagière comme tu finis ton spectacle : tu cours, tu cours, tu voles, la vitesse la légèreté, et ce moment d’arrêt de suspension. On s’attend à plus de vitesse encore, à te voir virevolter à travers la scène, et tu t’immobilises, comme en plein mouvement. La lumière s’intensifie jusqu’au cri, puis s’éteint. »