The Banshees of Inisherin est un film comme il en existe peu. Un film rare sur les lois de la parole, ses conditions et ses conséquences. Sur une île d’Irlande assez désolée (je le sais : j’y suis allé il y a très longtemps, il n’y avait encore aucun véritable magasin d’alimentation à l’époque…) au large de Galway, deux hommes très différents l’un de l’autre, entretiennent une amitié depuis… on ne saura pas. L’un d’eux, Colm, un musicien, homme solitaire qui crée au violon des mélodies tirées du folklore irlandais, annonce un jour à l’autre, Patraic, personnage au cœur simple selon la référence flaubertienne, qu’il ne souhaite plus désormais qu’il lui adresse la parole.

Bien entendu Patraic croit à une farce. Il ne comprend pas les raisons pour lesquelles Colm a soudain cette exigence à son égard. Sur l’île personne ne comprend non plus, mais laisse chacun à ses affaires. Effondré par cette annonce, Patraic harcèle Colm pour avoir des explications et surtout pour renouer leur amitié. Colm refuse et exige de Patraic qu’il respecte sa demande, ce que ce dernier ne peut accepter. Devant l’entêtement de Patraic, Colm le menace. Et là où le film devient vraiment intéressant, c’est que cette menace ne vise pas Patraic, mais lui-même, Colm. Si Patraic ne veut décidément rien entendre, alors Colm se verra obligé de se retourner contre lui-même, en commettant la pire chose susceptible d’advenir à un violoniste. (Je n’en dis pas plus ici, et laisse le spectateur juger par lui-même). Mais Patraic ne veut, ou plutôt ne peut rien entendre, et Colm est obligé de mettre sa menace à exécution.

Que reproche Colm à Patraic ? De parler sans cesse pour ne rien dire d’intéressant, de faire des histoires avec des détails sans importance et de ne s’intéresser qu’à lui-même. De parler pour parler, au fond. Et que veut exactement Colm ? Là, il est plus difficile de le deviner. Faire de la musique avant tout, ne plus se laisser distraire par autre chose dans le temps qui lui reste. Peut-être veut-il mettre en application cette sentence de Shakespeare selon laquelle « la musique est la plus belle chose après le silence », et pas la parole, pas les mots. Peut-être : à nous de l’imaginer ou pas. En tout cas, la revendication de Colm démasque ce qu’il ne supporte plus chez Patraic : son abus de la parole vide, sa façon qu’il a de faire du lien avec l’insignifiant. Au contraire chez Patraic, totalement anéanti par la décision de Colm, la parole, quelle que soit son importance et même si elle n’en a aucune, fait lien, un lien qui, dans le relatif dénuement de son existence, le tient ou le soutient. Pour Patraic, parler et seulement parler est ce qui le relie aux autres et à Colm en particulier, c’est sans doute son seul moyen pour lui d’être avec autrui. Et d’ailleurs on comprend vite qu’il n’a guère d’autre exigence ni d’autres possibilités. Colm, lui, est de ceux pour lesquels il est essentiel de ne pas parler pour ne rien dire, et ira jusqu’au sacrifice pour tenir parole ; ce que Patraic ne parvient pas à comprendre. Il ne comprend pas qu’au fond Colm n’a aucune haine ni rancœur à son égard (une scène du film montre d’ailleurs Colm venant en aide à Patraic), il lui impose seulement qu’il se taise désormais avec lui. Deux conceptions de la parole donc, l’une qui fait lien et assure un minimum de sociabilité, et l’autre qui engage celui qui l’émet au risque de choisir de se taire, plutôt que de renoncer à cet engagement.

Le film met aussi en évidence un autre déséquilibre dans ce qu’il reste de relation entre les deux hommes. Colm menace Patraic en se retournant contre lui-même, alors que ce dernier se venge à l’aide de mensonges proférés à un des amis musiciens de Colm, puis en annonçant qu’il mettra le feu à la maison de Colm sans se soucier de savoir si ce dernier y est ou pas. Dès lors que Patraic ne peut comprendre un autre usage de la parole que le sien, il ne peut plus que forcer de façon dérisoire et désespérée le lien qui le reliait à Colm ; de la même façon que nous voudrions retenir par des mots qui n’ont plus aucune portée, celui ou celle qui est en train de nous quitter.

Christian Geffray dans son livre Trésor, publié il y a longtemps chez Arcanes, insistait déjà sur une des lois de la parole : la réciprocité. La tragédie de Patraic et Colm est avant tout une tragédie de la réciprocité. Quand la parole n’assure plus de réciprocité, d’un côté comme de l’autre, c’est le passage à l’acte qui s’impose.

Le film se conclut sur une sorte de renversement dans lequel Patraic accuse Colm d’avoir manqué à sa parole, parce qu’il a refusé d’aller jusqu’au sacrifice ultime. Il ne saurait donc rien lui pardonner et aucune paix entre eux ne semble possible.

Il y a d’autres personnages dans le film qui sont bien autre chose que de simples protagonistes, et qui lui confèrent l’allure d’une tragédie élisabéthaine : une sorcière (banshee) directement resurgie de celles de Macbeth, et chargée de la parole oraculaire. Mais y a-t-il seulement une parole oraculaire, ou celle-ci ne le devient-elle que par la grâce de ceux qui l’écoutent ? Il y a aussi une sœur, celle avec qui vit Patraic, qui après avoir tenté de s’interposer entre son frère et Colm, jette l’éponge, et part sur le continent. Une sœur qui se paye de mots (elle est libraire) et qui fuit la tragédie ambiante pour ne pas y finir broyée à son tour ; un personnage solaire qui n’est pas dupe et qui, selon la formule, est partie errer ailleurs.

Étrangement ce film, porté par des acteurs remarquables et des paysages exceptionnels, qui concourait aux derniers oscars, en est reparti bredouille ; alors que l’inepte et vain « Everything, everywhere all at once » qui porte bien le nom de son insignifiance, en est reparti multi primé. Les lois de la parole ne sont pas toujours celles du cinéma.