Les « grands » sont à présent disparus… comme dit la blague « moi-même, je ne me sens pas très bien ». « Quand je cherche les amis, je regarde le gazon », disait Georges Brassens.
Et l’heure est venue, dans le temps qui reste compté, de tenter de parler vrai, pour ceux qui vont prendre la suite.

Parlons à ceux qui prennent la suite. On ne sait pas qui c’est/sait. Ne pensez pas que ce sont les « proches » qui vont bâtir la chronologie. La transmission est d’une grande étrangeté. Ce sont souvent quelques phrases lancées à la dérobée, qui constituent une nouvelle assise pour du nouveau.

L’effet générationnel, voire transgénérationnel, est décevant. Je me rappelle quand humoristiquement Lucien Israël, auquel on posait une question sur la question du couple, répondait d’une voix timide : « je vais demander à mon surmoi », il parlait de… son épouse.

Ne comptez pas trop – non plus – sur vos enfants pour vous sauver la mise.
Et il ne faut pas confondre le désir de transmission avec la transmission elle-même.
Le désir de transmission des parents est vécu comme une demande, voire comme la Demande de l’Autre. Gare ! Celui ou celle qui est pris dedans, est bien obligé d’y répondre. Mais qu’ils soient rassurés ou inquiets : ne vous inquiétez pas, vous les avez marqués de différentes manières : Chromosomiquement, verbalement, avec votre accent, une part de votre physique, plus tout ce que l’on ne sait pas.

Je crois que Lacan ne disait pas autre chose quand il affirmait, après plusieurs jours de congrès, à des salles pleines de psychanalystes : « La transmission se fait par la cure psychanalytique. » Quelle ironie, plus de 500 pages sur la transmission[1] se terminent par les prolégomènes du champ analytique : la pratique.
Et pourtant… pourtant. 45 ans de pratique font que Lacan a raison : l’éventuelle transmission se fait par « l’émergence du discours analytique par la cure ».
Aujourd’hui, je dois dire, je plains plutôt ceux qui n’y ont pas accès. Avec tous ceux qui viennent mendier des restes des mécanismes de l’inconscient, et bien sûr sans le savoir.
Et pourtant, ce ne sont pas les longues analyses qui décorent obligatoirement mieux cette « mission de transe ».
Voyez, certains préfèrent faire la « guerre » plutôt que de s’allonger sur un divan. Mais quelle est cette « matière explosive » qui risque de vous perturber ou dissocier si vous vous y essayez ? Ce qui est insupportable, ce n’est pas de verbaliser, de faire de la Durcharbeitung, c’est le fait d’être authentiquement confronté aux arêtes arides de son origine.
Bien sûr, on se confronte aisément aux traumatismes de son histoire et aux blessures de notre genèse. Mais oseriez-vous aller jusqu’au bout (originel) de votre histoire ? Là où quelqu’un de vos proches a « fauté », là où quelqu’un a fui, là où une rencontre est restée secrète, là où l’on vous a perdu, là où l’on a gâché votre enfance, là où un amour a été volé par votre faute, là où vous n’avez pas osé… etc., etc., etc.
L’un d’entre vous a retrouvé une cassette de mon cours qui s’intitulait : « L’amour est le reflet du défaut de la structure ».
À l’époque je devais être plus courageux qu’aujourd’hui.
Le problème c’est que la fin d’analyse a à voir avec cette reconstitution jusqu’aux « scènes primitives », et aux gâchis de nos origines. On peut aussi pressentir que l’on a été l’objet sauveteur de toute une famille, d’un couple moribond.
Tout « parlêtre » est porteur, sans le savoir, de la chronologie de son histoire et plus encore des mythes de sa communauté. Moi qui ai eu la chance ou la malchance d’entendre de longues années des analysants, j’ai été frappé que même certains patients, grands spécialistes de l’automatisme de répétition, parfois se réveillent, et surgit alors l’affaire du siècle, de la famille, des ascendants, des descendants qui était restée si absente.
Ne pensez pas que cette révélation donne à tous les coups des ailes ! Cela passe par une traversée analytique, qui est un mécanisme très spécifique dans les formations de l’inconscient. « Comment oublier ce que l’on ne connaissait pas ? »Et voici parfois une vraie liberté dans la fin de psychanalyse, peut-être ce que Freud appelait « la sublimation », texte qu’il s’est empressé de déchirer.

N’arrêtez pas votre analyse en cours, vous risquez de rater l’essentiel !
L’essentiel ce sont les vertiges du discours de l’Autre. Les cénotaphes des désirs des autres. Les non-dits d’une vie qu’il nous faut reconstituer, les scènes primitives qui ont été oblitérées, l’amour de l’obscénité de l’autre, les petits jardins secrets que presque tout le monde connaissait, sauf nous-mêmes, les incestes ou les tenant-lieu qui ont cassé la famille.
J’aurais à démontrer que bien des amours reposent sur ces inscriptions des générations perdues.

Et pour la chute, chez mon Maître Lucien Israël, qui me disait « tout en fin de vie » son histoire personnelle, je n’ai appris son essentiel que longtemps après sa mort. Il ne m’en avait jamais parlé et je ne suis pas convaincu qu’il en ait parlé à ses acolytes.
… Le secret perdurera.

  1. Lettres de l’École n°25, La transmission (volume 1 et 2), Bulletin intérieur de l’École Freudienne de Paris, avril 1979. ?